Le passé, quel qu'en soit sa tonalité, a souvent des contrastes réjouissants, patinant la rugosité du présent et la douleur de l'instant. J'aime le passé car qui n'appartient qu'à nous-même, cuisine intérieure où l'on est libre d'évoluer ou non à son envie: pas de meubles encombrants, d'angles morts, de place trop étroite ou de plan trop mince qui embarrasse le quotidien. Le passé peut se construire sur mesure, lorsqu'il s'inscrit dans l'avenir.
Mais trop souvent, l'instant présent devient un gouffre sans fin où la plainte résonne contre les parois, écho se répétant encore et encore, sans destination définie, chacun d'entre nous s'encombrant d'une cuisine trop étroite ou trop large, insalubre ou sombre et où l'ampleur de la réfection annihile tout désir d'une nouvelle architecture.
J'aime me souvenir, libre de parer le passé de tenues bariolées ou gothiques, réinventant sans cesse la réalité passée selon mon humeur, esquivant mes erreurs et celles des autres, rhabillant le tout à ma convenance.
Car quand l'ingratitude du présent devient tel, quand mon imagination se retrouve appauvrie par l'avenir abrutissant que je dois défendre pour les femmes et leurs bébés, quand l'énergie me quitte, le passé devient un rêve que j'écris à ma mesure, sans contraintes ni ordre établi, porté par la plénitude du Stilnox.
Plus de médiocrité, ni la mienne ni celles des autres, plus de chagrins non consolés, de légèreté abrutissante, d'instants plombés et plombants, de frustration exacerbée. Les yeux dans le passé, plus rien ne préexiste que la vague de fond faite de douceur et le plaisir mais malmenée quand même par des courants de douleur et qui rendent aveugles, au présent, forcément et toujours au présent.
Au ton du passé, il n'y a plus de guerres sourdes, d'émotions non digérées, de torpeur et de douleur. Il n'y a plus de territoire à sauvegarder, de place à conserver, de légitimité à gagner. Il n'y a plus cette saveur de l'effort, âcre et pâteuse dont on aimerait se défaire mais qui colle à la peau et aux narines parce que sans, on ne peut rien faire.
Au goût du présent mais le regard derrière, on savoure seulement le plan sur mesure que l'on se bâtit peu à peu qui élargit la perspective et apporte de la lumière.
Et quand parfois, au présent mais regard sur mes chaussures, ma voix voudrait malgré moi résonner en écho dans ce gouffre sans fond pour ricocher contre celles des autres, seul le silence me prend. Car pétrie de contrariétés, je le suis, jonglant entre le plaisir orgasmique d'un travail fait à l'abri des regards et des contre-regards, lové dans une discrétion volontaire inapparente, et le besoin d'hurler une bonne fois pour couvrir le tumulte des autres. Juste pour jouir d'un silence salutaire qui ferait le dos rond au présent et se tournerait vers l'avenir.
Ma voix se fait muette, à peine capable de quelques filets aigus que je peine à émettre. Au présent, le tumulte est plus fort que moi, grandissant un peu plus chaque jour, assourdissant mes oreilles et mon esprit, asséchant mon moteur et mon plaisir. Incapable de tenir la distance nécessaire de sécurité, incapable de me taire et de parler quand cela s'avère nécessaire, je suis emmenée à contre-courant vers une terre qui n'est pas la mienne.
Au ton du passé, il y a toujours le maquillage factice et le souvenir doux-amer du moment.
Au goût du présent, il y a la violence et les lucarnes obscures d'un quotidien sans cesse éphémère.
Entre les deux, il y a seulement quelques intermèdes imparfaits, toile d'araignée fragile qui se tisse à l'abri des apparences, des mots, des éclats et des silences et s'agrandit, invisible, au plafond de la cuisine.