Mon 9ème parallèle est agité de soubresauts et mes murs tremblent quand dans le couloir, tout semble si paisible.
Secouée de l'intérieur où dans le calme apparent d'une après-midi nuageuse, je m'autorise à réfléchir et la vague m'envahit, entraînée par le 9ème et tous ces petits frères.
L'héroïne du "Temps de l'amour" revient malgré moi, là où je m'échine à l'éviter, confrontée à un contact que je préfèrerais évincer mais portée par mon obligation de lui communiquer une information: le passage d'un ami, sans nouvelles d'elle, qui est passé au 9ème, inquiet de son silence. Deux mois qu'elle a quitté notre nid, départ au goût de victoire et de revanche où je n'ai pas pu retenir mes larmes devant sa psychologue, pétrie par l'émotion de son destin et d'un avenir qui s'annoncait enfin serein.
Sa voix est basse, triste.Je m'annonce, elle s'éclaire, lui demande formellement de ses nouvelles, souhaitant un échange court car mes voyages sur ces parallèles voisins me semblent bien inutiles. Sa santé fout le camp: des fils chirurgicaux de son accouchement égarés à droite et à gauche, dans la tyroïde et ailleurs, des perfusions de fer car trop anémiée. Je reçois, stupéfaite, que mon conte de fée rêvé est encore des allures de cauchemar éveillé. Tremblements d'embarras, le téléphone sitôt raccroché et ma jeune stagiaire qui formule "c'est triste". Interdite, je reste interdite, ne sachant comment je dois recueillir et ressentir cet instant. Mais déjà je balaye d'un autre revers de téléphone cette émotion venant de l'extèrieur que je sens poindre car un autre parallèle me sollicite.
Une héroïne, gardée anonyme, non par absence d'intérêt mais par excès de l'indicible: une mère tchétchène, douloureuse, effondrée, le corps sec et musclé, le visage et les mains marquées par une existence qu'on n'ose plus imaginer en Europe occidentale. Une femme violentée, laissée à l'abandon avec ses deux puis ses trois enfants, une famille affamée, des enfants qui n'en sont déjà plus, une femme avec ses trois filles envers et contre tout, une famille dans la survie, une femme qui touche et bouleverse tant ses larmes sont devenues un râle animal.
Elle est restée au 9ème parallèle durant 3 mois, protégeant ses aînées en les confiant à un foyer. Elle était épuisée, s'affamant, elle est repartie plus sereine: prise en charge globale assurée avec en prime l'un des meilleurs avocats pour sauver sa demande d'asile mise en péril par une succession d'erreurs.
Il y a un mois, elle est sortie.Je l'ai retrouvée une semaine plus tard, pour cette rencontre avec cet avocat dont j'étais si fière, sa fille aînée à son bras, son bébé dans l'autre. Et puis l'interrogatoire...celui d'un avocat qui sait ce qu'il est nécessaire d'entendre, qui questionne, son Iphone à la main, qui demande des précisions et le silence, les réponses évasives, ceux d'une femme qui ne dit pas tout ou qui a simplement oublié pour rendre son quotidien vivable.
La traductrice peine, Il les regarde à peine, se tourne vers moi et me parle d'elle: de ses mains, de ses émotions, de son silence; elle ne dit pas tout. Elle a peur mais pas des soldats russes, son malheur est ailleurs.
Alors le tremblement: pas de réexamen possible de sa demande d'asile déjà refusée. Elle s'écroule silencieusement, nous sortons du bureau, retrouvons son aînée qui la regarde, les yeux plein d'effroi. Dans le hall d'immeuble, elle s'affaisse à terre, je la porte, porte ma main à ses joues, les mots me manquent car la nouvelle est majeure et inconsolable. Je les accompagne du regard s'enfoncer dans la bouche de métro, silhouettes malingres, stupéfaite de ce dernier instant partagé, luttant contre mon propre désespoir que s'il y a un espoir pour raison humanitaire, il est bien lointain. Une dernière image de cette petite fille de 11 ans accrochée à sa mère, portant la poussette et où je tente de repousser l'ultime question: que vont elles devenir?
Alors, en cet après midi calme, lorsqu'un médecin de secteur me contacte pour me signifier l'état d'épuisement de cette héroïne et les inquiétudes qu'elle suscite, je me bats contre ce flash-back en images que l'on m'impose et que j'avais enfoui, loin dans ma mémoire. Je réponds, joue à la professionnelle mais ce cauchemar du passé me prend à la gorge, l'émotion que j'avais amoindrie me saute au coeur. Une réunion de synthèse? Oui, bien sûr...je la redoutais cette demande mais je l'honore, sous ma casquette de superAS.
Téléphone raccroché, je bascule entre réveil nauséabond et agacement d'être interrompu dans les trois exercices de style que je m'échine à réaliser toute cette semaine: trouver des hébergements improbables et accompagner deux placements, l'un contraint et l'autre volontaire, pour une française éparpillée et déboussolée et une ghanéenne abandonnée et pétrie de douleurs.
Et je réalise combien, dans cette atsmosphère apparemment si paisible, tous les parallèles se réjoignent dans un mouvement improbable, une vague de souffrance incontrôlable. Et superAs baisse son couvre-chef, prête à s'agenouiller et à prier les forces obscures.